Posté le 5 décembre 2015 - par faithbook
Les yeux de l’homme sur le trône.
Elle resta une éternité devant le seuil, essayant de voir à l’intérieur. Elle ne voulait pas y aller. La peur lui vrillait le ventre, alors qu’elle imaginait ce qui pouvait se trouver là-derrière.
Son corps était couvert de contusions, perclu de courbatures. C’était à peine si ses doigts endoloris crispés sur son épée avaient encore la force de tenir l’acier. La cuirasse qui lui enserrait la poitrine n’avait jamais autant semblé être une prison. Les cris des combats résonnaient encore dans son esprit, comme si son âme en était marquée à tout jamais. Son visage était couvert de boue, et elle la sentait jusqu’au fond de sa gorge. Une étouffée, une étranglée, une mutilée, voilà ce qu’elle était. Voilà ce qu’ils avaient fait d’elle. Une brisée.
Presque comme un automate, toujours incertaine de ce qu’elle allait trouver, mais décidant qu’elle n’avait plus rien à perdre, elle entra.
C’était un palais. Aucune lumière n’éclairait les dalles de marbre sur lesquelles ses pieds râpaient, tout était enveloppé de silence et de nuit. Elle avançait lentement sur l’allée encadrée de colonnes gigantesques. Des lierres depuis bien longtemps secs et morts grimpaient le long des murs de pierre.
Une faible lumière commença à lécher ses pieds, pourtant aucune lampe ni aucun flambeau ne perçaient les ténèbres. Elle releva les yeux et vit droit devant elle, tout au fond de l’allée, la source de cette lumière. Elle s’arrêta, sur ses gardes. À cinquante mètres devant elle, entre les écharpes de nuit, se dessinaient trois marches, puis un trône. Sur le trône était assis un homme, drapé d’un manteau d’argent. C’était de lui qu’émanait la lumière pâle qui perçait l’obscurité pour guider ses pas sur l’allée de mabre.
Ami, ou ennemi ? Elle ne bougeait pas, encore à demi dans les ténèbres. L’homme se leva. Il descendit les marches, son manteau coulant sur ses pas comme une rivière d’argent. Elle se crispa, prête à courir dans l’autre sens au moindre geste menaçant. Il venait vers elle en silence ; la lumière qui émanait de lui faisait reculer les ténèbres tout autour d’elle à mesure qu’il s’approchait. L’agitation grandissait dans son coeur, avec l’angoisse, et une colère dont elle ne trouvait plus la source. Elle baissa la tête, ferma les yeux, serra les dents, ressera douloureusement les doigts autour du manche de son épée, s’apprêtant à combattre, quand une voix semblable au vent dans les feuilles vint souffler sur ses peurs.
« Enfin, tu es venue. »
Alors qu’elle relevait la tête, incrédule, elle rencontra ses yeux.
Les yeux de l’homme sur le trône.
L’univers entier entra en suspens. Le temps s’arrêta ; les échos des combats dans son âme aussi. Et les mots s’envolèrent. Et les maux avec eux.
Ces yeux.
Aussi clairs que l’eau, brillants comme le feu, insaisissables comme l’éclat du cristal. Elle se sentit clouée sur place par ce regard lisant en elle comme dans un livre ouvert.
Pas une once de jugement. Pas une hésitation. Pas un seul signe de déception. Jamais plus beau regard n’eut caressé son âme à nu.
Lac de paix.
Océan d’amour.
Ouragan de tendresse.
Regard qui embrassait, enlaçait, caressait, illuminait, elle sentit l’angoisse se dissoudre au fond d’elle. Ces yeux la voulaient, l’aimaient, l’approuvaient, la chérissaient. Ces yeux souffraient pour elle, ces yeux étaient fiers d’elle, ces yeux la connaissaient, l’adoptaient, la protégeaient, la saisissaient comme pour la garder à jamais.
Jamais tel regard n’avait été posé sur elle. Elle sentit son coeur se briser. Incapable de bouger, incapable de penser, incapable de parler.
Il la prit dans ses bras, l’enveloppant dans sa rivière d’argent. Elle se raidit, toujours crispée sur son épée, prisonnière de ses vieux réflexes, de ses verrous de fer. Un tel amour pouvait-il la poignarder par-derrière ? Elle serra la mâchoire. Les larmes commencèrent à lui monter aux yeux, alors qu’un épais poison recommençait à bouillonner au fond d’elle, la brûlant de partout.
L’homme posa une main sur sa tête, et se mit à murmurer des paroles qu’elle ne comprenait pas, de sa voix comme le vent, chantante comme l’eau qui coule. Si son coeur avait des oreilles et des yeux, elle les sentit s’ouvrir pour la première fois. Elle ferma les siens et décida de regarder, d’écouter, avec son coeur. La joue posée contre sa poitrine, alors qu’elle sentait toujours la main protectrice qui caressait sa tête, elle entendit un son comme du verre qui se brise. C’était à l’intérieur de lui. Elle rouvrit les yeux et le regarda, circonspecte. Il murmurait toujours dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Il pleurait. Son visage était marqué par une douleur qu’elle connaissait ; c’était la sienne.
Elle comprit. Pas du verre brisé, mais un coeur brisé. Non, celui-ci n’avait pas de couteau préparé dans l’ombre pour elle. Celui-ci savait. Pour la première fois, elle ressentait qu’elle n’avait pas besoin de prétendre. Le poids de son propre corps, meurtri, fit tomber ses barrières.
« J’ai froid… » finit-elle par gémir.
Elle baissa la tête, honteuse d’oser lâcher une plainte. C’était plus qu’un froid qui griffe le corps, car le manteau d’argent l’enveloppait entière ; c’était le froid de l’âme.
Il ne répondit pas. Il resserra ses bras autour d’elle, et ses murmures devinrent plus forts, résonnant au fond d’elle, faisant vibrer une corde invisible sur l’instrument de son âme. Elle refoula les larmes qui lui montaient aux yeux et le cri qui lui brûlait la gorge.
Elle sentait plus que jamais les murs qu’elle avait montés pour se protéger ; ils étaient devenus prison.
Une emmurée.
Les jointures de ses mains blanchirent, tant elle serrait son épée. Une larme s’échappa, malgré tous ses efforts pour contenir la mer qui faisait rage en elle.
Une mutilée. Une étouffée. Une brisée.
Elle se mit à hurler.
Elle hurla de toute son âme. Hurla à corps perdu, entre ces bras qui la tenaient. Enfin, elle le pouvait. Elle n’avait plus à être forte. Elle n’avait plus à se tenir debout. Elle n’avait plus à se battre. On la tenait dans des bras plus forts qu’elle. Des bras d’amour. Un bruit de métal retentit dans l’immensité du palais. L’épée tombait à terre. Ses poings s’étaient ouverts.
Elle se laissa tomber.
Ami.
Enfin, elle lâchait. Les sanglots secouèrent ses épaules, coupant son cri devenu rauque. Elle pleura toutes les larmes de son corps. Enfin, elle y était autorisée. Il la tenait. Autorisée à ne pas être forte, il serait fort pour deux. Autorisée à ne pas se charger du poids de sa propre survie, il le prenait de ses épaules. Sa vie dénuée de sûreté se teintait d’une certitude nouvelle, qu’elle avait peine à croire : ces bras ne la lâcheraient plus jamais, et se chargeraient d’elle. De la protéger. De combattre pour elle, de la tenir, et de l’aimer. Enfin elle trouvait sa maison, là où elle appartient. Enfin le plomb s’écoulait de son coeur. Elle agrippa son vêtement et appuya la tête contre son torse, sanglotant, pleurant ce qui lui restait de larmes. Comme un baume sur ses plaies, cette étreinte bandait une blessure éternelle. Elle sentait quelque chose au fond, tout au fond, quelque chose se mettait en mouvement, comme si les fragments brisés de son âme se rassemblaient. Un temps incroyable passa, entre suspens et éternité, dans ce manteau d’argent. Puis, à mesure que les pleurs s’écoulaient, quelque chose d’autre vint remplir son coeur et tout son être. Un sentiment comme elle n’avait jamais connu. Lumière liquide, chaude musique, calme serein.
La paix.
Comme une dalle coulée au fond de son âme, un sol sur lequel elle n’avait jamais pu mettre ses pieds. Les sables mouvants, la boue, le sang, tout avait été emporté.
Un son indescriptible lui fit ouvrit les yeux.
Le trône au loin était éblouissant, brillant comme une pierre de jaspe, environné des couleurs de l’arc-en-ciel. Le palais entier était éclatant, illuminé de l’intérieur, le marbre blanc aux nervures d’or répercutait de tous côtés un éclat merveilleux. Devant le trône était une étendue lisse et brillante, comme un lac de cristal. Du trône coulait une rivière d’eau claire coulant à l’intérieur même du palais, et s’écoulant jusqu’au-delà des murs et des grandes portes d’or. Une musique s’élevait comme le bruit de grandes eaux, musique transportante, musique vivante, comme si des milliers de voix chantaient toutes un millier de symphonies pourtant en harmonie.
Elle leva une main, éblouie par autant de beauté, et ne reconnut pas son propre bras. Elle courut jusqu’au lac de cristal, et se pencha au-dessus de l’eau claire. Son coeur s’arrêta. Elle était vêtue de blanc, étincelante comme la neige. Sa robe courait le long de ses bras jusqu’à ses poignets comme un lierre de nacre, et lui tombait jusqu’aux pieds dans une cascade de perles. Un diadème scintillait sur ses mèches de soleil. Elle avait une bague de diamant au doigt.
Des cris d’enfants lui firent lever la tête en direction des portes d’or. Elle courut comme on danse sur le marbre glissant, et s’arrêta au seuil du palais, les larmes aux yeux, le coeur gonflé. C’était réel. Ça existait vraiment. La rivière de cristal s’écoulait du palais à travers les champs jusqu’à perte de vue. Le long de ses courants, les racines perçant les berges pour se plonger dans l’eau, poussaient des arbres aux fruits splendides et aux feuilles odorantes. Elle éclata d’un rire heureux, tout simplement heureux. Dans le fleuve, des enfants jouaient, sautaient, criaient, riaient sous les rayons d’une lumière qui ne venait pas du soleil, mais de derrière elle. Se rappelant soudain l’homme au manteau d’argent, elle se retourna et le vit s’avancer vers elle le long des colonnes serties d’or. Il lui souriait, brillant comme le soleil, éclatant comme un diamant. Elle s’approcha de lui.
« Je sais qui tu es », lui dit-elle.
Les voix chantantes s’arrêtèrent soudain, comme en suspens pour écouter. Il lui prit la main.
« J’avais peur de toi », souffla-t-elle, baissant les yeux.
Du bout des doigts, il lui fit relever le menton. Il souriait d’amour. Il embrassa sa main.
Elle sourit en retour, des larmes dans les yeux.
« Aslan », murmura-t-elle.
La multitude des voix éclata tout en chants de joie.
« Ma fille », répondit Jésus, un rire dans les yeux.
Elle sauta à son cou, et rit de tout son coeur.
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